Ca y est, j'ose, je mets ma nouvelle. Je l'ai écrite il y a environ six mois. Je ne l'ai pas retouchée depuis, je ne sais qu'en penser. Laissez vos critiques, commentaires, j'ose espérer quelques appréciations (qui sait??). N'ayez pas peur, la critique, c'est très contructif! Evidemment, il y a un côté un peu lyriquo-sentimental, que d'ailleurs je n'apprécie qu'à moitié, c'est étrange comme ce que j'écris peut me plaire tout en me dérangeant.
Je cesse là mon monologue, je vous laisse lire.
Feu, qui a très peur.
PS : au fait, elle n'est pas vraiment achevée, comme on dit, elle est laissée en suspend...
J'oubliais, elle s'appelle Saïgon.
Dimanche matin, 4h.
Je crois que j’ai atteint les limites du possible. Je ne peux plus me battre chaque jour pour vivre, pour survivre. Il devient impossible d’éviter les cadavres dans la rue ; je dois me maîtriser pour ne pas m’évanouir en allant chercher les rations qu’on nous distribue au foyer d’aide.
Dehors, les sirènes d’alarme hurlent à présent presque en permanence ; nous sommes toujours en état d’alerte. Les bombardements semblent ne vouloir jamais s’arrêter. Le quartier Sud est presque entièrement rasé, la moitié de la ville est dévastée, en feu ; pourtant nous ne pouvons pas partir. Le gouvernement interdit le départ des civils sur les routes ; il considère que cela créerait des « cibles mouvantes », faciles à éliminer par l’aviation ennemie. Mais qu’est-ce qui est pire que de rester ici ? Nous sommes confinés chez nous, luttant pour rester en vie, attendant la mort, qui tombe au rythme des obus, si ce n’est chez nous, chez le voisin. De jour en jour, j’apprends la disparition d’amis, de connaissances. Sont-ils morts ou ont-ils réussi à fuir ? Il est impossible de le savoir autrement que par le foyer d’aide, seul contact avec le reste de la ville ; et les quelques habitants qui, comme moi, se risquent à y allez pour avoir une ration de nourriture risquent leur vie à chaque instant. Pour moi, peu importe de rester dans la maison ou de sortir ; celle-ci est une protection dérisoire contre les obus ; à chaque instant, une bombe explose quelque part, et tue sans discernement, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur. J’essaie pourtant de m’aventurer dehors le moins souvent possible : je ne peux supporter la vue des cadavres amoncelés dans la rue, des immeubles en ruines, reflets d’une ville ravagée, humiliée, détruite.
Avant-hier, là où il y a quelques semaines s’élevait le théâtre municipal, qui à présent n’est plus qu’un squelette d’immeuble, dont il ne reste plus que la structure, j’ai vu une femme, les yeux brûlés, qui appelait son enfant. Celui-ci était à quelques mètres d’elle, la moitié du corps coincée sous un pan de mur tombé d’un immeuble voisin. La mère criait son nom, les bras tendus devant elle, le sang coulait de ses yeux, c’était quelque de chose de terrible, sans nom, inhumain. L’enfant voyait sa mère marcher dans les décombres, et pleurait, la souffrance se lisait sur son visage, il criait de douleur, hurlait : « Maman ! Maman ! » Et la mère tâtonnait en aveugle à la recherche de son fils, trébuchait sur les poutres et les pierres qui jonchaient le sol, ignorant sa propre douleur pour chercher son enfant. C’était terrible à voir. J’étais à une dizaine de mètres d’eux, je les entendais s’appeler, la mère qui criait : « Aidez-moi ! Aidez-moi ! Mika, où es-tu ? Mika ! » Et je n’ai rien fait pour les aider. Je suis passé devant eux, pressé d’aller chercher ma ration de nourriture, poussé par un instinct de conservation, par la peur, oui la peur de l’autre, la peur du danger, qui nous rend tous fous. Je n’ai rien fait, je n’ai rien fait ! Je n’ai pas dégagé le fils des débris qui l’écrasaient, je n’ai pas guidé la mère vers lui, je n’ai pas fait un geste, je les ai juste vus, et j’ai baissé les yeux, continuant mon chemin. Je les ignorés, leurs voix résonnaient autour de moi, et me hantent encore.
Je ne peux plus dormir ; je suis presque arrivé au dernier stade. Je ne peux plus aider l’autre, je ne peux plus ; cette guerre nous déshumanise tous. Viendra bientôt un jour où moi aussi, comme les deux hommes que j’ai vu jeudi dernier je crois - je perds la notion du temps - dans la rue, j’arracherai son pain à celui qui passe, pour ma propre survie. Je perds la notion du temps peu à peu. Bientôt je n’aurai plus de papier pour écrire, je ne pourrai plus tenir de calendrier ni de journal. Je deviendrai une épave à la dérive, seul dans cette ville-fantôme, vidé de toute substance, incapable de me maintenir.
J’ai besoin de chaleur humaine, j’ai besoin d’aide, et je ne sais même plus en donner. Mon Dieu, quand cela finira-t-il ? Quand ce huis clos dans cette ville fantôme cessera-t-il, mettant le point d’arrêt à la lente descente vers l’instinct animal de survie que nous empruntons tous ?
Mardi, 23h.
Depuis samedi je ne trouve plus le sommeil ; je repense encore à cette femme et son enfant. Il me hantent nuit et jour, je vois en rêve la femme, les yeux crevés, tendre ses bras pleins de sang vers moi, en me hurlant : « Pourquoi l’as-tu laissé mourir ?! Pourquoi ? ». Derrière elle, son fils, assis dans un cercueil, me regarde avec des yeux remplis de reproche : « Tu m’a privé de mes jambes, regarde ce que tu as fait ! » Il soulève le linceul qui l’entoure, et je vois le vide ensanglanté à partir de son bassin. « Pour te punir, nous allons te prendre les tiennes. » Des soldats du gouvernement s’approchent de moi. L’un d’entre eux lit un discours auquel je ne comprends rien ; il me semble qu’il parle une langue étrangère. A la fin de sa tirade, il hurle : « Traître à la patrie, peine de mort ! ». Les soldats me prennent à bras le coprs, et tirent sur mes jambes ; je les sens s’arracher petit à petit de moi, la souffrance est atroce, je hurle, et me réveille trempé de sueur dans mon lit.
Je n’arrive qu’avec peine à me nourrir. Je me force à avaler le strict nécessaire à mon métabolisme, pour me maintenir en vie.
De ma fenêtre, je ne vois même plus la colline faisant face à la ville ; elle est noyée dans des nuages de fumée noire. L’air et de plus en plus irrespirable dehors, la fumée obstrue les poumons et l’odeur de la chair des cadavres est pestilencielle. Combien de temps me reste-il à vivre ? / Pour combien de temps me faudra-t-il vivre dans cette situation/dans cette horreur ?
Je vais au foyer de rationnement, pour chercher un peu de cette humanité collective dont j’ai tant besoin.
Vendredi, 16h.
Depuis trois jours j’ai retrouvé un peu de chaleur humaine. Je suis fébrile comme un malade à qui l’on dit que la guérison est proche, à l’idée d’écrire ce retour au contact avec autrui ; je ne sais par quoi commencer, trop d’idées se bousculent dans ma tête. Un soupçon d’humanité et me voilà tout animé ; cette sève vitale de la communication me faisait depuis si longtemps défaut…
Au foyer de rationnement, mercredi de nouveaux aides sont arrivés ; des tentes sont installées pour ceux qui n’ont plus d’endroit où dormir.
Parmis ces aides, une jeune femme, s’occupe de ceux qui habitent encore chez eux : elle distribue des haricots secs, du pain, des biscuits, de l’eau potable, du bois pour se chauffer, et, luxe extrême, du papier et des mines de crayon, tirés de sa réserve personnelle dit-elle, à ceux dont l’écriture est un moyen de survie, comme moi. Ces derniers sont accueillis avec joie de ma part, alors que je commençais à en manquer. Elle sait offrir les quelques paroles qui font du bien aux gens ; avec un sourire chaleureux elle me tend le papier. Pour lui marquer ma reconnaisance, je lui aujourd’hui offert une fleur d’ibiscus, la dernière de l’arbre dans mon jardin, qui, miraculeusement, à réussi à échapper aux bombardements. Elle se montre très touchée par ce présent, « Rayon de soleil dans la grisaille de la guerre, offert par un poète », dit-elle.
Tandis qu’elle réunit quelques aliments pour me faire un colis, la conversation s’engage très vite sur l’avant-guerre, et les vies que nous menions auparavant. J’apprends qu’elle était infirmière à Pekin, travaillant en parallèle pour passer un doctorat de chirurgie, et comptait s’engager dans les mouvements d’aide aux démunis du pays. Aînée de treize enfants, issue d’une famille extrêmement modeste, elle a fait la fierté de ses parents ; elle ne profitait que peu de son salaire avantageux, envoyant la quasi-totalité de sa paye à ses parents et ses frères et sœurs. Mélomane, elle dépensait le peu qui lui restait en disques d’opéra.
Nous allons nous asseoir sur des cartons de condiments dans la réserve ; ce confort rudimentaire dans la pénombre de ce hangard désaffecté m’importe peu en comparaison du cadeau qu’elle m’offre par ses simples paroles, qui me remémorent ce temps, qui n’est pas si lointain qu’il ne semble aujourd’hui l’être. Elle semble curieuse de savoir qui je suis. Je n’ai que peu de chose à dire sur moi ; j’aimerais mieux l’écouter encore, mais la politesse m’oblige à /m’ordonne /me commande /me contraint de résumer mon existence en quelques mots. Descendant d’une riche famille héritière de la banière jaune mandchoue, je voyais peu mes parents, toujours en réceptions ou en voyages. J’ai donc été élevé par une nourrice qui m’a enseigné une foules de traditions ancestrales, me racontait les contes et légendes du pays, et m’a appris à jouer de diverses instruments, comme la flûte, l’ocarina, la mandoline et le tambourin. C’est elle qui est à l’origine de la passion que je nourris pour la musique : plus tard, j’ai appris à jouer du violon, qui est devenu mon instrument favori. Adolescent, je rêvais d’être concertiste, mais mes parents me destinaient à une carrière littéraire, et j’ai du abandonner mes projets d’avenir, et me rabattre sur le métier de critique musical, que mes parents trouvaient plus à la hauteur de mon rang. Avant la guerre, j’exerçais mon métier à Saïgon, je composais souvent ; je ne vis que pour la musique.
Mais la curiosité me pique : Aime-t-elle tant l’opéra ? D’où lui vient cette passion ? Quels choristes préfère-t-elle ? Joue-t-elle d’un instrument ? Une foule de questions me viennent à la bouche, et sortent de mes lèvres de façon désordonnée. Elle me regarde fixement d’un air malicieux et reste silencieuse.
Je me rends compte de mon impolitesse. Il est inconvenant d’interroger ainsi quelqu’un que l’on connaît pas. Une fois les barrières des protocoles sociaux m’entravent ; il est temps de sortir du rêve.
- Excusez mon incorrection. Je suis confus.
Je fais un geste pour le lever ; elle me retient.
- Non, restez. Vous ne m’avez pas gênée. Je vous comprends ; vous devez tant avoir besoin de parler. La guerre nous rend tous plus ou moins étranges ; nous errons tous, désorientés, dans un lieu qui nous était familier il y a peu et qui à présent n’est que ruines. Notre vie nous semble devenir décombres au fur et à mesure que nos proches disparaissent. Nous marchons dans un tunnel sombre qui paraît ne pas avoir de fin. Un peu de chaleur humaine est le meilleur remède qu’il puisse y avoir à ce malheur qui nous accable, à cette solitude qui nous écrase.
Je reste muet. En quelque mots, elle vient d’exprimer ce qui me fait tant souffrir, ce à quoi j’aspire depuis des mois ; elle a compris tout le mal-être qui m’habite, et semble m’offrir l’elixir de guérison à travers l’opaque fumée de mon désespoir.
- Vous aimez la musique ?
Je ne réussis qu’ à prononcer ces mots ; elle sent l’émotion qui m’habite et n’aspire qu’à sortir de moi-même. Elle pose la main sur mon épaule. La musique est sa véritable passion ; mais elle n’a jamais pratiqué s’intrument ; en revanche, depuis toute jeune, elle chante. Je n’écoute qu’à moitié ses paroles. Sa voix douce m’enveloppe ; je sens tout mon corps lutter contre la mélancolie qui m’envahit. Soudain, elle m’entoure de ses bras et met ma tête sur son épaule.
- Chut. Ne dites rien.
Elle chante doucement une chanson populaire du Nord du pays, murmurant tout bas les paroles. Il est question d’un jeune homme qui a quitté son pays et celle qu’il aime, pour partir à la guerre ; il ne vit que par l’espoir de les revoir ; qui sait s’ils se retrouveront ? Ma gorge se serre ; je tente de refouler cette tristesse contre laquelle je lutte depuis des semaines. Tant d’humanité dans ces simples gestes… Un sanglot m’étouffe ; je le sens remonter lentement en moi, âpre baiser dans ma gorge ; la solitude qui m’habitait ruisselle sur mes joues. J’oublie la honte de pleurer devant une inconnue ; le hangar se brouille ; je n’entends que la voix de l’ange qui m’enserre contre elle.
Pour la première fois depuis des mois, je laisse libre cours à l’expression de ma souffrance. Je suis comme libéré par ces pleurs qui me brûlent la gorge et les yeux. Le temps s’arrête.
La lumière s’allume soudain ; une aide du camp entre dans la réserve. Je me détache brusquement d’elle /de celle qui m’enserre de ses bras, essuie mes yeux, me lève. L’aide nous fixe un instant, mais semble comprendre que je ne suis « qu’ » un réfugié qui a besoin de réconfort. Elle fait signe à ma bienfaitrice que le chef du foyer l’appelle : elle doit me quitter pour aller s’occuper d’autres réfugiés. Alors que nous avons presque franchi la porte, je me retourne brusquement vers elle :
- Comment appelez-vous ?
Elle marque un instant avant de me répondre, un sourire aux lèvres.
- Kym. Appellez-moi mademoiselle Kym.
Elle me fait promettre de revenir samedi /demain « pour ne pas rester sans compagnie, coupé du monde, et pour discuter musique ».
Samedi soir.
Les liens se nouent très vite pendant une guerre. Plus la situation est terrible, plus le besoin de contact se fait sentir, et plus les relations s’esquissent.
Je suis revenu cet après-midi au foyer de rationnement. A peine arrivé, Mlle Kym m’entraîne dans la réserve, une pièce derrière celle qui sert à l’accueil des réfugiés et des habitants, un sourire énigmatique sur les lèvres. Je me laisse conduire sans broncher, surpris du mystère qui entoure son comportement. Les mains derrière le dos, la tête penchée sur le côté, timidement, elle me demande : « Quelle main ? » Je ne comprends pas très bien ce qu’elle désire, elle me redemande : « Quelle main voulez-vous ? » Je lui désigne la droite, et d’un air triomphant, elle me tend une enveloppe :
- C’est pour vous.
J’ouvre l’enveloppe et en sors une liasse de papier à musique. L’air me manque soudain. Un peu jauni, un peu froissé, mais c’est bien du papier à musique, avec ses portées de cinq lignes, tracées à espace régulier sur toutes les feuilles. Une émotion terrible me submerge. Je caresse les feuilles épaisses, suivant du bout du doigt les lignes striant le papier. Saïgon, l’amphithéâtre, les concerts, le bureau de la Dépêche Musicale, tant de souvenirs remontent en moi ! Je ne sais comment exprimer ma joie, (je n’ai pas vu de papier à musique depuis un an, tous les contacts étant coupés avec les villes avoisinantes, et mes réserves ayant fini dans les flammes du maigre feu qui me réchauffe pendant la moitié de l’année.) Je murmure :
- Un an… Cela faisait un an !…
Elle me dit :
- Ne me remerciez pas. Je l’ai trouvé dans les décombres d’un immeuble. Gardez-le, il vous sera plus utile qu’à moi.
Je suis tellement ému que je ne sais que dire. Elle se penche alors vers moi, et me murmure à l’oreille :
- Ecrivez la musique de votre cœur, ce sera le plus beau remerciement que vous puissiez me faire.
Puis elle s’eclipse aussi soudainement qu’elle est apparue.
Je quitte le foyer très troublé.
Lundi, 14h.
Je suis revenu hier au foyer. Mlle Kym n’était pas là. C’est étrange, je ressens comme un manque. Où est-elle ? Est-elle disparue ? S’est-elle enfuie ? Est-elle morte ? Peut-être est-elle avec un amant… J’envisage avec appréhension toutes ces possiblités, sans me l’avouer vraiment à moi même. Je ne sais que faire, j’erre chez moi, je me verse un bol de thé que je ne bois pas, je prends un livre et le repose aussitôt, j’essaie de dormir et ne peux pas. Hier soir, j’ai écrit toute la nuit une ellegie pour violon et piano, un duo amoureux /tendre et mélancolique entre les deux instruments. Où est-elle ? Je vais retourner au foyer.
Mardi.
Je l’ai revue ce matin. (J’apprends par une autre aide qu’elle était tout simplement en pause dimanche. Les aides se relaient, pour ne pas arriver à épuisement). J’avais pris l’Ellegie avec moi pour aller au foyer.
A peine arrivé, je l’ai vue. Je me précite un peu maladroitement vers elle :
- Vous n’étiez pas là, hier.
- Je vous ai manqué ? réplique-t-elle du tac au tac.
Je ne sais que répondre, et baisse le regard. Elle laisse échapper un rire malicieux. Silence quelques instants entre nous, qui me gêne beaucoup. Elle semble très à l’aise et m’entraîne à l’écart.
Au bout de quelques instants, elle relève la tête vers moi.
- Vous me détaillez ? dit-elle, esquissant un sourire.
Je me noie dans son regard magnétique ; le monde se trouble autour de moi. J’oublie la guerre, la faim, la mort, je ne vois plus qu’elle, son visage s’avance vers le mien, et tout disparaît… J’ouvre sa chemise, sa peau blanche, je sens son souffle dans mon cou, ses lèvres sur ma peau ; je me libère de mes entraves et nos vêtements glissent sur le sol. Le ciel s’ouvre à moi ; nos corps se fondent. Je me sens brûler en moi-même ; nous roulons sur le sol froid ; là, je l’aime dans le noir dans l’entrepôt. Ses gémissements résonnent à mes oreilles, nos corps sont deux pierres ponces qui se révèlent par des carresses. J’oublie le temps, je ne sens que sa peau sur la mienne et nos deux cœurs qui battent à grands coups.
Après l’amour, nous nous rhabillons silencieusement, elle pose un lèger baiser sur mes lèvres et s’eclipse. Je reste longtemps dans le noir de la réserve.
Mercredi, 22h.
J’avais presque peur de revenir au foyer, aujourd’hui. Peur de sa réaction, peur de la mienne surtout. Peur de mal me conduire, mêlée à un désir brûlant de la voir, et à une certaine légéreté, dûe au contact avec ce corps de femme.
Elle est toujours à la même place, dehors, derrière une grande table, à distribuer des vivres à des femmes, des enfants, des vieillards, des hommes, offrant son grand sourire à tous.
Elle me voit, me sourit. Ce sourire me soulage un peu de cette gêne que je porte. Elle me fait signe d’attendre un instant. Je me mets dans un coin de la cour et l’observe effectuer ses gestes de secours bienfaisant. Elle tend un colis de biscuits à une vieille femme, donne une soupe à un jeune homme, offre ses paroles apaisantes. Durant un instant, je suis presque jaloux de tous ces gens qui lui prennent le temps qu’elle pourrait m’accorder, puis je ris de moi-même. Déjà possessif au bout d’une nuit… Mais les instants de bonheur sont devenus si rares qu’il m’est impératif d’en profiter lorsqu’ils sont à ma portée.
Enfin, elle se dirige vers moi. Elle s’arrête devant moi, et plante ses yeux dans les miens. Je suis gêné, j’esquisse un sourire et me penche pour l’embrasser sur la joue, maladroitement. Elle me laisse faire, sans bouger, me regarde fixement.
- Vous ne m’embrassez pas ?
Cette parole est soudain libératrice ; je l’entoure de mes bras, et pose longuement mes lèvres sur les siennes.
Elle m’entraîne dans la réserve. Dans la pénombre, entre les sacs de condiments et les citernes d’eau, nos corps se rejoignent et nous faisons l’amour. Elle crie ; peu importe le bruit, ce désir est plus fort que la pudeur. Comme un onguent guérisseur, son corps se déroule sur le mien, me nourrit de son odeur et sa peau, de ses caresses et de ses paroles. Baume réparateur, il gomme les souffrances de la guerre, l’ironie des nos deux sorts liés ensemble par ce désir qui vit en nous. Avec elle, je fais abstraction du foyer froid et sombre, des centaines de réfugiés mourant de faim, des cadavres dans la rue, des mouches qui les dévorent, du givre qui commence à se former sur les routes, des obus, de la mort. Dans le noir du hangar, nos deux corps sont une seule et même chair qui fusionne, regénératrice, salvatrice.
Samedi après-midi
J’ai une forte fièvre ; je suis contraint à rester chez moi. Après ces quelques jours d’ivresse et de réconfort auprès de Mlle Kim, rester seul semble soudain devoir s’isoler à l’autre bout du monde jusqu’au la fin des temps.
Dimanche, 9h.
Peut-être est-ce l’envie terrible de voir Mlle Kim qui m’a poussé à guérir, le fait est, qu’après une nuit agitée, je me sens parfaitement en forme. Je cours au foyer.
Le même jour, minuit.
A peine arrivé au foyer, je suis heurté de plein de fouet par une pile de petits sacs de haricots tenant sur deux jambes. Je me confonds en excuses, essayant de ramasser du mieux que je peux les paquets, quand j’entends une voix :
- Vous n’étiez pas là, hier.
Je relève vivement la tête, et croise le regard de Mlle Kim, debout au milieu des paquets tombés à terre, les poings sur les hanches. A mon tour…
- Je vous ai manqué ?
Elle éclate de rire (et vient s’agenouiller avec moi pour ramasser les sacs. Les désignant du regard, d’un ton enjoué elle me dit :
- Pour vous faire pardonner, attendez-moi un instant. Je dois allez les ranger dans la réserve. A moins que vous ne vouliez m’accompagner pour m’aider ?… ajoute-elle, l’air espiègle, un sourire au lèvres.
Je sens dans cette dernière phrase comme une invitation au voyage. Les bras chargés, je la suis jusqu’au hangar.
Elle pousse la porte, jette les sacs par terre, et se tourne brusquement vers moi, me couvrant de baisers :)
- Oui, tu m’as manqué ! Où étiez-vous ?
Elle manie avec habileté le tu et le vous, flirte un instant avec l’un pour utiliser impérieusement l’autre.
- J’étais malade, mademoiselle… Mais l’amour ne se commande pas, et le cœur a ses raisons que la raison ignore, alors je suis de retour…
Elle s’arrête, et me fixe de son regard bleuté que je commence à savoir décrypter.
- Tu m’aimes ?
- A croire que oui… Mademoiselle l’infirmière ! dis-je, garde à vous et sabre au clair.
Son rire charmeur résonne dans la pièce. Elle m’embrasse doucement, tend la main vers l’interrupteur, et j’entends le bruissement de ses vêtements.
Après notre voyage vers des contrées lointaines, le soir, je l’emmène hors du foyer.
Nous nous risquons dans la rue à petits pas. Les bombardements ont cessé, laissant une ville à moitié en ruines. A la lueur de la lune, les décombres des diverses bâtiments prennent un charme particulier ; je prends sa main et la guide à travers les rues de cette cité qui m’a vu naître.
Les rues sont désertes, la ville semble nous être offerte l’espace d’une nuit.
Au détour d’une rue, le squelette d’un temple, dont les contours dentelés sont mis en valeur /illuminés par la lune, paraît navire intemporel au milieu des gravats ; je connais ce temple ; j’y allais souvent pour prier.
Nous allons où nous portent nos pas à travers la cité-fantôme, éclairée seulement par la lumière nocturne, ou presque : ça et là, une petite lueur dans l’obcurité est le signe d’une vie fragile dans la ville dévastée. Est-ce la flamme d’une bougie ou l’éclairage d’une lampe à pétrole au loin ? Ces scintillements épars, se confondant avec les étoiles qui ponctuent le ciel, sont autant d’ étincelles d’espoir à travers la détresse à laquelle nous devons faire face, dans la nuit qui nous entoure, dans un monde, ironie de l’existence, en manque d’humanité.
Peu importent toutes les épreuves que nous avons dû surmonter, les souffrances que nous avons endurées, la guerre s’est arrêtée pour nous l’espace d’une nuit. Il me semble soudain que le vent autour de nous est vert espoir ; le seul sourire de cette femme illumine la nuit, qui nous caresse de ses doigts fuselés et souffle à notre oreille les mots du désir, les mots que je n’ose ni ne sais dire. Ivresse des mots pensés tout haut mais dits tout bas ; le pont sur lequel nous marchons nous accompagne par-dessus le fleuve ; oui les mots se cachent dans notre col, glissent entre nos mains, et jouent avec nos lèvres… J’ai un tison brûlant à la place du cœur, une lame chauffée à blanc passe tout près de ma peau ; je me tourne brusquement vers elle ; il me semble voir des étincelles fuser dans ses yeux et une comète passer dans mon cœur.
Inspirations soudaines :
Re:
Moi, j'aime beaucoup. Je ne pense pas que le personnage principal soit si inhumain, on le devient tous avec la guerre comme tu l'explique si bien.
Je trouve que tu écrit très bien, cette nouvelle me plaît beaucoup. Bref, je ne sais quoi te dire, à part t'encourager de continuer à écrire.
Si tu as le temps et l'envie, lis "La découverte de la saucisse au curry", un livre qui ne se trouve pas beaucoup, mais tellement magnifique. Ta nouvelle, bien que très différente, m'a fait penser à ce livre et je suis sûre qu'il te plairait.
Re: Re:
Merci à tous deux pour vos commentaires!
Je ne pensais pas que ma nouvelle puisse vraiment plaire... merci. C'est vrai qu'elle n'a pas de chute, devrais-je lui en ajouter une? Mmmm... il faut que je réflechisse. :)
Cependant, j'emettrai juste une petite chose : Guillaume, je ne pense pas que le personnage principal soit si inhumain. Comme le dit justement Jennifer, la guerre déshumanise peu à peu ceux qui la vivent. Je ne sais pas si tu as vu le film Le Pianiste, de Roman Polanski, mais on y voit tout à fait cela : j'ai fait une petit allusion à une scène de ce film : dans le ghetto de Varsovie, une femme renverse un plat de haricots par terre, ainsi que du pain. Immédiatement, trois hommes se jettent à terre pour manger les haricots à même le sol, et un 4e arrache le pain et s'enfuit avec. L'instinct de survie est malheureusement parfois plus fort que tout, au détriment du respect de d'autrui, et de la volonté d'aider.
Je crois que mon personnage s'est montré omnubilé par l'idée d'arriver chez lui, sain et sauf, le plus vite possible, et a donc ignoré cette femme et cet enfant. La guerre est une situation si terrible, il est coupé de tout contact ou presque avec le monde ; il ne peut plus, ne connaît plus la communication avec autrui, particulièrement dans une situation pareille. Evidemment, ce comportement est monstrueux, mais il est compréhensible. Au détriment de la vie d'autrui, on préfère la sienne. Bien entendu, c'est peut-être compréhensible mais évidemment pas cautionnable... Il faut aussi préciser qu'il s'en veut durant des jours, je ne pense donc pas qu'il soit un lâche. Peut-être juste quelqu'un de profondément blessé en lui-même par la guerre, au point d'oublier l'autre et de s'oublier en cela.
Sinon, merci beaucoup pour ton post!
Jennifer, ton commentaire est adorable! Merci beaucoup, je rougis! ;) Pour le moment, je n'écris plus beaucoup, à part quelques fragments, mais il ne valent pas la peine d'être lus. Difficile de trouver le moment propice! Je vais essayer de trouver le livre dont tu me parles, mais qui est son auteur? Au fait, tu écris aussi des nouvelles?
Re: Re: Re:
L'auteur est Uwe Timm. Ce livre est vraiment bien. J'ai du le lire pour l'allemand cette année, mais j'ai trouvé une traduction française donc tu trouveras peut-être toi aussi.
Oui, j'ai beaucoup écrit jusqu'à l'âge de 14 ans, je voulais devenir écrivain. Mais maintenant je n'écris plus vraiment par manque de temps, d'envie, d'inspiration.... J'ai changé de rêve aussi. Il faudrait que je retrouve ces nouvelles.
Re: Re: Re:
La guerre déshumanise peut-être, n'en ayant jamais fait je ne sais pas, mais en tous cas pour ce coup-là, je pense pas que ça puisse aller aussi loin. Enfin c'est une attitude que je ne peux même pas concevoir donc voilà ;)
Bonne chance pour la chute !
Guy-muses
Le début avec la mère et l'enfant est le genre de scène qui me dérange énormément, c'est dur à lire. Le personnage principal est vraiment une sale merde, ça m'étonnerait qu'on puisse être autant inhumain quand même, surtout pour la sensibilité dont il a l'air de faire preuve. A moins que ce ne soit un lâche fini.
Sinon très belle histoire d'amour, c'est très bien écrit, bravo !